« C’est pas le but, de faire danse ». Faire danse, je le traduirais avec un nuage de mots : montrer, écrire, dupliquer, prévoir, reproduire, plateau, théâtre, lumières, décors, costumes, mise en scène… Faire danse, c’est ce que ne veulent plus certains danseurs aujourd’hui. Ne pas faire danse, c’est oser abandonner une certaine manière de présenter de la danse, du haut de la scène en direction des spectateurs assis en contrebas. C’est oser cesser de construire des créations deux ans à l’avance qui seront jouées une fois. C’est oser renoncer aux applaudissements d’un public dans l’ombre, oser dire non aux projecteurs. C’est peut-être la danse de demain, moins institutionnelle, mais davantage tournée vers l’autre, pour porter le mouvement au plus près de gens qui ne portent pas le nom de spectateurs, croisés dans des lieux qui ne sont pas des théâtres.
« On veut quitter l’aspect technique de la monstration » c’est ce que m’ont dit Katell et Léonard, danseurs dans leur compagnie, « Le Pôle », créée il y a quinze ans. Quinze ans qu’on parle de leurs projets, au gré d’interviews faites sur des plateaux de danse, parfois dans l’espace public, quand le confinement avait fermé les bars. Aujourd’hui, c’est à L’Épicerie sociale, planquée entre la voie ferrée et la zone commerciale de Keryado, qu’on s’est retrouvés. Ils y sont chaque lundi et chaque vendredi de 13 h 30 à 15:00. Je me suis installée en face de la porte d’entrée et je regarde ce qui se passe sans moufter. Il y a des gens qui arrivent, avec leurs sacs à courses, qui s’arrêtent au guichet pour donner le bon qui va leur permettre d’acheter des produits alimentaires à prix réduit. Il y a des gens qui boivent un café, des gens qui sortent avec un caddie rouge. Ils regardent Katell et Léonard qui dansent, et ça les étonne pas plus que ça. Ils leur parlent de petites choses qui font rencontre. Y en a qui s’en branlent et passent sans un regard. Y en a qui se marrent. Y en a qui s’intéressent franchement. Y en a qui posent des questions. Y en qui déconnent. Y en a qui parlent d’eux. Y en a qui demandent comment ça fonctionne, les ateliers couture. Katell et Léonard ils répondent, ils font l’accueil. Ils demandent les prénoms, ils tutoient. En dansant. Ils mettent une bande son sur une petite enceinte, selon ce qui leur passe par la tête. Là, c’est une nappe bruitiste, j’aime bien.
Quand il n’y a plus personne à faire ses courses, Katell et Léonard m’expliquent d’où vient ce projet double, mis en œuvre pour un volet en lieu fermé avec la ville de Lorient, et dans l’espace public avec Fondalor. « Depuis plusieurs années, on cherche comment une présence artistique est possible ailleurs. On danse dans les EHPAD, les prisons, les unités psychiatriques, les centres médico-sociaux, les salles d’attente. À Langonnet, on a dansé dans une église, et après que les gens de la culture soient venus voir, il n’y avait plus personne. Alors, on s’est mis sur le perron, et on a commencé à parler aux gens. C’est là qu’on a compris que d’abord, c’était la parole, la rencontre, qu’on cherchait. Que c’était comme ça qu’on voulait faire. C’est ni de la performance, ni du spectacle, ni des ateliers, c’est de l’art relationnel. On veut toucher des gens qui ne voient pas de spectacles, ni au théâtre, ni en rue. On ne veut plus faire de plateau. »
Est alors né « Point de vous », où c’est d’abord la présence de Katell et Léonard, et la rencontre, qui va les emmener dans quelque chose qui se crée dans l’instant, avec les « gens ». Dans l’Épicerie sociale, mais aussi dans la rue, à Lorient, sous tente, où la présence des danseurs créera des moments de… ? « Ce qui advient. Parfois les gens entrent dans le mouvement, d’autres non. En fonction de la personne qui est en face, lors de la rencontre, on sent si on va danser, méditer, lire : ça ne se prévoit pas, parce que la préparation, ça ne marche pas. Et ça nous met dans un état de fragilité. On se met au service de toutes les sensations, tous les possibles que le corps a, et à l’intérieur, on appuie sur un bouton, on entre dans une forme de danse. L’idée, ce n'est pas de montrer une chorégraphie et de repartir mais d’être dans la danse et dans le rapport à l’autre. Aller à la rencontre »
> Lun et ven 13h30/15h jusqu’à fin avril, Épicerie sociale, 3 rue Francine Deporte, Lorient
> Tlj, 10h30/15h. Sem du 6 mars, passage du Blavet. Sem du 20 mars, place Paul Bert, Lorient